LE PELERIN: De Compostelle à Shikoku, elle arpente les sentiers du monde pour écrire des poèmes
Madoka Mayuzumi, célèbre poétesse japonaise, a effectué deux pèlerinages (Saint-Jacques-de-Compostelle et Shikoku) durant lesquels elle a composé des haïkus, courts poèmes exprimant des émotions. Lors d’un passage à Paris, elle nous a livré une vision très personnelle de ces voyages qui allient marche et poésie.
Qu’est-ce qui vous a mis en marche ?
Au Japon, une tradition consiste à composer des poèmes en marchant : les haïkus (1) ou les wakas (2). Pour se rendre sur les sites où ont été écrits ces poèmes, certains de mes contemporains prennent le train. Mais moi, je préfère y aller à pied ! Je ressens ainsi plus facilement les émotions qui ont donné naissance à ces poèmes.
Quel a été votre premier grand voyage à pied ?
En 1999, la lecture du livre Le Pèlerin de Compostelle de Paulo Coelho (3) m’a révélé l’existence de ces chemins millénaires, et j’ai eu envie de les découvrir. Le 29 mai de cette année-là, je suis donc partie seule de Saint-Jean-Pied-de-Port vers Saint-Jacques-de-Compostelle, que j’ai atteint 48 jours plus tard.
Ce pèlerinage n’a pas été facile. En effet, à cette époque, les auberges n’étaient pas très confortables et il n’y avait pas toujours d’eau chaude sous la douche ! De plus, je ne parlais ni l’espagnol ni le français… Bref, j’ai dû surmonter pas mal d’épreuves. Mais aujourd’hui, je peux dire que ce chemin est mon trésor intérieur.
En avez-vous conservé un souvenir particulier ?
Alors que je peinais dans la traversée des Pyrénées, j’ai été attirée par une violette. Cette fleur était si jolie et si vivante que j’ai eu l’impression qu’à travers elle, une divinité m’encourageait à poursuivre la route.
Un haïku de Bashô (4) m’est alors venu à l’esprit :
Cheminant sur un sentier de montagne,
Voilà des violettes, je ne sais pourquoi,
Attendrissantes
Ce poème n’a pas été composé à la même époque ni au même endroit, mais le fait de me le remémorer m’a fait regarder différemment cette fleur. J’ai eu l’impression qu’elle portait une mémoire universelle et éternelle, qu’elle se souvenait des difficultés et des joies ressenties par les pèlerins en passant devant elle. Cette violette est un vrai cadeau offert aux voyageurs !
Pourtant, beaucoup d’entre eux ne la remarquent pas…
En effet. Un pèlerin m’a d’ailleurs rejoint à ce moment-là pour me dire que je ne marchais pas correctement, qu’il fallait adopter un rythme plus soutenu et ne pas faire trop de pauses. « Si vous vous arrêtez à chaque fois que quelque chose attire votre regard, m’a-t-il affirmé, vous n’arriverez jamais au but ! » Je lui ai fait remarquer que le fait de se pencher sur une fleur, de se reposer à l’ombre d’un arbre ou d’écouter un ruisseau faisait partie du pèlerinage. Ce à quoi il m’a répondu que pour lui, ce voyage consistait à arriver le plus vite possible à Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette discussion m’a aidée à percevoir une des différences entre la religion en Orient et en Occident. Comme le dit un chercheur japonais, chez vous, elle consiste à croire, et chez nous à ressentir.
Comment avez-vous vécu votre arrivée à Saint-Jacques-de-Compostelle ?
Au Monte del Gozo, ce « mont de la joie » où l’on voit pour la première fois le but si longtemps désiré, je pensais que j’allais être comblée de bonheur. En fait, c’est une sorte de vide qui m’a envahie. Et en arrivant devant la cathédrale, j’étais ébahie. J’ai ressenti à la fois ce vide et un accomplissement, et je crois que ce sentiment était partagé par les autres pèlerins. C’est d’ailleurs ce qui les distingue des touristes : même vêtus proprement et sans sac à dos, on les reconnaît au premier coup d’oeil !
Vingt ans plus tard, en avril 2017, vous avez arpenté, toujours en solitaire, les chemins de l’île de Shikoku, au Japon. Peut-on comparer ces deux pèlerinages ?
Le pèlerinage de Shikoku, qui relie en 1400 km 88 temples bouddhistes de l’île de Shikoku, a pour but de calmer l’esprit des défunts. Je l’ai donc effectué pour mes parents âgés, pour célébrer la mémoire de mes ancêtres et pour les victimes du séisme qui a ébranlé le Japon en 2011. Ce contexte culturel et spirituel différencie donc ces deux pèlerinages. Sans parler du relief, beaucoup plus escarpé sur cette île du Japon !
Mais il y a aussi plusieurs ressemblances. La marche, tout d’abord, les rapproche. Et dans ces deux pèlerinages, on distingue quatre phases.
Pour le chemin de Compostelle :
la traversée des Pyrénées : le retournement
la Meseta : l’approfondissement
le Cebreiro : le dépouillement
l’arrivée à Compostelle puis au Finisterre : la renaissance
De même, sur l’île de Shikoku, le henro (ainsi appelle-t-on le pèlerin qui effectue ce pèlerinage) traverse quatre préfectures qui symbolisent quatre états, en phase avec le relief :
Tokushima : l’éveil
Kochi : l’ascèse
Ehime : l’illumination
Kagawa : le nirvana
Cependant, l’aboutissement de ces deux pèlerinages est différent. Le chemin de Saint-Jacques est linéaire et vise un but, situé à l’Ouest de la péninsule Ibérique : en arrivant au Finisterre, j’ai laissé mes chaussures et mes bâtons usés, en signe d’abandon pour une renaissance. Quant au pèlerinage de Shikoku, il invite à un mouvement circulaire qui élève l’esprit dans une spirale ascendante. Le premier est linéaire, le second ascendant.
Un pèlerin français qui a effectué ces deux pèlerinages me l’a confirmé : le chemin de Compostelle l’a conduit au divin, et celui de Shikoku à l’infini.
Pourquoi ces chemins de pèlerinage vous inspirent-ils ?
Tout d’abord, par leur proximité avec la nature. Lorsqu’on marche, les sensations s’affinent. Et quand les cinq sens sont aiguisés, ils m’aident à percevoir ce qui se cache derrière la réalité. Par exemple, la contemplation d’une fleur, d’un papillon, ou d’une goutte d’eau réveille une mémoire enfouie en moi.
J’ai alors l’impression d’être connectée avec l’invisible. C’est comme si la nature était un intermédiaire entre l’être humain et la divinité. Alors, l’inspiration me vient et je compose mes haïkus. En voici un écrit sur le chemin de Compostelle :
Au moment du départ
Tous les voyageurs
Soufflent une haleine blanche
Et un autre écrit sur l’île de Shikoku :
Pèlerinage d’automne
On ôte les chapeaux coniques
Éclaboussés de soleil couchant
Au retour, je suis heureuse de partager ces haïkus. J’ai publié un recueil sur chacun de ces deux pèlerinages, qui pourraient se traduire ainsi en français : Miraculeux pèlerinage de Shikoku (vendu à 11 500 exemplaires au Japon) et Le Voyageur des étoiles, préfacé par Paulo Coelho.
De nouveaux chemins en perspective ?
Rien de précis, mais je continue à arpenter les sentiers du monde entier. Pour moi, tous les chemins se rejoignent. Car la marche et la poésie ouvrent les portes et abolissent les frontières !
(1) Le haïku est un court poème né au Japon à la fin du XVIIe siècle, comprenant 3 vers de 17 syllabes (5-7-5). (2) Le waka est l’ancêtre du haïku, et comporte 5 vers de 31 syllabes (5-7-5 puis 7-7). (3) Ed. Anne Carrière, 1996. (4) Poète japonais du XVIIᵉ siècle, considéré comme l’un des maîtres classiques du haïku japonais.
Pour en savoir plus
Née en 1962 d’un père lui-même haïjin (c’est-à-dire compositeur de haïkus), Madoka Mayuzumi habite près de Tokyo. En 1994, ses poèmes ont reçu le prix Kadokawa, qui l’a rendue célèbre. Remarquables par leur sensibilité romantique, ses haïkus bousculent la tradition poétique en traitant de thèmes contemporains et permettent aux jeunes générations japonaises de renouer avec la poésie traditionnelle.
La même année est paru son premier livre, B-men no natsu (« Face B de l’été »), qui a connu un succès sans précédent pour un recueil de haïkus. Depuis, Madoka Mayuzumi a publié un grand nombre de recueils de poèmes ainsi que des récits de voyage, essais et livrets d’opéra.
En 2010, la poétesse fut nommée « Ambassadrice de la culture japonaise en France ». Elle enseigne le haïku à la Maison de la culture du Japon à Paris, et a lancé dans son pays le projet « Redécouvrir et redéfinir le Japon ». Elle fait également partie du Conseil national d’East Japan Railways Cultural Foundation (EJRCF). Elle est professeur associé à l’Université Kitasato, à Showa Women’s University et à l’Université Tachibana de Kyoto. Elle est aussi directrice émérite du Musée mémorial de Basho à Ogaki et ambassadrice d’Iitate village, à Fukushima.
Madoka Mayuzumi à Paris, lors de son interview avec Gaële de La Brosse
De Madoka Mayuzumi, à lire (traduit en français) :
Haïkus du temps présent, trad. par Corinne Atlan, Picquier poche, 2012, 192 p., 7,50 euros
Anthologies où figurent des haïkus de Madoka Mayuzumi :
Collectif, Haïku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, éd. et trad. du japonais par Corinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard, 2007, 224 p, 7,50 euros
Collectif, Du rouge aux lèvres. Haïjins japonaises, trad. par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, La Table ronde, 2008, 272 p., 21,30 euros